Des artistes de grands talents

Pour une production aussi importante, il faut des centaines d’artistes et artisans. Ils travaillent sous la direction de maîtres, qui ont des formations, des origines, des talents, des goûts, très différents. On trouve, surtout dans la nef, réalisée en premier, un style encore roman aux traits appuyés, qui donnent aux visages une puissance expressive étonnante : ainsi dans les vitraux de Noé, saint Lubin ou saint Nicolas. Au tournant des années 1200, on redécouvre avec prédilection les formes harmonieuses de l’humanisme antique, qui s’expriment dans le souci de l’équilibre, de l’attitude naturelle, des proportions justes. Parmi les plus belles expressions de ce courant artistique figurent les verrières consacrées à saint Eustache, saint Julien l’Hospitalier, saint Jacques ou Charlemagne.

Par opposition avec certains courants affectés des milieux de cour, des artistes plus modernes choisissent un graphisme ferme, réduisant les corps à des blocs cubiques au service d’une narration dépouillée de tout décor inutile. On constate cette réaction anti-courtoise dans les vitraux de saint Chéron, saint Rémi, sainte Marguerite. Chaque atelier travaille à partir d’une harmonie chromatique qui lui est propre et qu’il adapte à l’atmosphère qu’il veut créer et à l’emplacement de la verrière dans la cathédrale (le bleu, par son pouvoir irradiant, convient davantage au nord, le rouge, qui filtre la lumière, au midi). La disposition des couleurs a parfois un sens symbolique, mais elle est plus souvent fonction d’un effet ornemental et poétique.

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Tous ces artistes ont en tout cas la passion de raconter. Les vitraux de ce temps maîtrisent avec brio l’art du récit sans paroles : les scènes sont articulées par des transitions claires, des systèmes d’opposition ; les gestes sont efficaces, les sentiments décrits avec précision, un embryon significatif de décor, arbres, mobiliers, ponts… situe l’action. Il s’agit là d’une mutation substantielle du travail de l’artiste, jusque là surtout mobilisé par la figuration d’une éternité qui se passe de notation spatiale ou temporelle. Les vitraux chartrains s’inscrivent à cet égard dans cette révolution humaniste des années 1200, où la vie de l’homme commence à devenir le sujet de l’œuvre d’art.

Regarder les vitraux de Chartres, c’est voir vivre toute la société médiévale, ses tensions, ses hiérarchies, ses goûts, ses manières de s’abiller ou de manger…Toutes les catégories sociales sont représentées, toutes les activités. De la naissance à la mort, chaque instant de la vie est célébré en gestes rituels mais en même temps humains. Les aristocrates affichent leurs armoiries, ce qui est nouveau dans l’art. Ils se font représenter le plus souvent en tenue de chevaliers, car leur fonction se veut celle de la défense de la chrétienté. Les bourgeois achètent : l’échange et les transactions occupent une place importante dans les vitraux, ce qui témoigne de l’intensification des activités économiques en ces temps de prospérité. Les artisans travaillent : la figuration des métiers dans la cathédrale a une portée artistique et spirituelle considérable. Elle témoigne du crédit nouveau qui est fait au travail humain : on le considère désormais digne de figurer au cœur de l’église, à l’intérieur des récits sacrés, parce qu’il participe au projet divin du salut de l’humanité. La vie profane, qui était restée jusque-là à la marge de l’art, occupe désormais le devant de la scène, et il y a lieu d’être émerveillé par l’attention nouvelle accordée aux objets, outils, vêtements, gestes du quotidien…

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